Les
tapisseries de La Chasse offre trois sortes de voyage :
le
voyage intérieur du pèlerin, à la rencontre de soi-même
le voyage dans l'espace le long de la rivière, à la rencontre de
la nature, de sa faune et de sa flore, à la rencontre de la ville des humains
le voyage dans le temps à la rencontre de ses ancêtres
La
monstration de La Passion christique à travers la chasse à la licorne
se double de la représentation du processus d'individuation d'un homme.
Le cheminement de ce personnage
au premier plan est aussi celui du héros ou du chaman en
cours d'initiation qui commence à la tapisserie 3 son processus d'individuation
dans l'isolement le plus complet.

Son
regard levé et les traits de son visage dénotent un état
d'extase propice aux sollicitations de l'inconscient. Dans la tapisserie suivante,
le visage apparaît serein. L'extase semble renaître sur son visage
dans la tapisserie 6 où se clôt sa quête.
Les
quatre premières tapisseries montrent un monde essentiellement masculin,
comme si toute Féminité était exclue. Le héros a pour
mission de rétablir la présence de la Femme dans ce monde exclusif
de seigneurs et de chasseurs tout puissants et cruels. Son Anima sera son
guide et sa médiatrice vers la réalisation de son Soi, la Totalité
de son être, dans l'union des contraires (la conjonctio oppositorum)
que représente la partie inférieure droite de la tapisserie 6, par
l'intermédiaire du couple royal et du cercle en filigrane.

[L'anima
(du latin anima " souffle, âme ", d'où vient le
terme "animal") est, dans la psychologie analytique du psychiatre suisse
Carl Gustav Jung, la représentation féminine au sein de l'imaginaire
de l'homme. Il s'agit d'un archétype, donc d'une formation de l'inconscient
collectif, qui a son pendant chez la femme sous le nom d'animus.]
Une
frontière aquatique symbolique (retour aux eaux originelles) l'isole du
monde extérieur, celui du Conscient. La Femme est reléguée
dans l'Autre Monde, dans l'Inconscient collectif et individuel ; il lui faudra
aller la chercher et la ramener dans le monde du Conscient, pour réconcilier
chacun avec son Soi et chaque membre de la société avec cette société
régénérée.
Le
pont de la tapisserie 3 indique nettement le caractère initiatique de cette
quête. Pour atteindre l'Autre-Monde, il lui faut vaincre la part d'Ombre
qui l'habite encore et qui obscurcit l'esprit de tous les autres. Cette Ombre
est représentée par le chasseur qui se tient sur le pont, Lucifer-Satan
au corps désarticulé, qui traque et menace frontalement l'Anima
que représente la blanche licorne.

Nous
aurions aimé connaître dans son intégrité la tapisserie
5 où apparaissent les premières figures féminines du récit
tissé.
Des épreuves
à caractère sexuel sont présentées sous forme métaphorique
dans les tapisseries 2, 3, 4 et 5, liées aux pulsions de l'inconscient
où l'anima du héros apparaît tantôt positive,
tantôt négative et violente. La licorne est soumise successivement
à des épreuves soit valorisantes (tapisseries 2 et 3), soit humiliantes
(tapisseries 4 et 5). Les auteurs de ces actes de violence à forte tonalité
érotique sont l'Ombre du héros, sa part fantasmatique. Il
doit combattre et vaincre lui-même et cette pulsion sexuelle instinctive,
et le comportement violent et phallocratique des hommes, seigneurs et chasseurs,
que son Ombre, son double noir, lui révèle. Cette lutte intérieure
provoque de " profondes blessures " comme les plaies (légendaires
stigmates christiques) que le corps de la licorne montre. A lui de passer son
chemin, impassible, son anima positive le guidant de plus en plus sûrement
dans son individuation.
Il devra traverser des déserts, véritables et psychiques (que réprésentent ces grandes étendues sans végétation)



Les
tapisseries révèlent les (trois ?) épreuves auxquelles sont
soumis (comme traditionnellement dans les récits héroïques)
à la fois la licorne et par identification, le héros.
Des
princes aux visages engageants, conscients des atrocités qui se jouent
autour d'eux, sont les figurations des Sages qui voudraient protéger l'anima-licorne
des atteintes de l'ombre-Lucifer. Ces Sages, que le roi de la tapisserie
6 subsume, sont des projections du Soi ; ils désignent la voie de l'équilibre
psychique, individuel et collectif ; ils révèlent qu'il faut réfréner
les ardeurs du " Malin " (les pulsions instinctives), et donner à
la Féminité, à l'anima, sa juste place dans l'être
humain masculin.
Notre
héros se doit de marcher encore et encore car il n'est pas parvenu au terme
de son ascèse : il lui reste à parcourir un long chemin sur la voie
de la Connaissance pour réussir définitivement sa quête, pour
lui et pour la collectivité des humains. Une dernière épreuve
l'attend : la mort, avant la résurrection et la libération des captifs
de l'Au-delà que la foule qui passe sous l'arche signifie.
La
quête arrive à son terme. Le couple animus-anima est uni dans
une hiérogamie amoureuse active et offre à nos yeux la conjonctio
oppositorum, condition de la réalisation du Soi. Le couple royal est
à regarder comme l'Androgyne primordial qui veut prouver la régénération
collective et son retour à l'équilibre.
"
Le secret n'a nul besoin d'être voilé, il l'est par essence et par
définition. Il est en chacun de nous, " caché aux riches et
aux savants et révélé aux petits ". Il est individuel,
en ce sens qu'étant expérience intime, il est intransmissible, chacun
devant en faire l'expérience pour son propre compte. II
est en même temps le bien de tous, puisque tout être peut accéder
à sa propre vérité. Sa propagation ne dépend
pas d'une volonté individuelle ou de moyens extérieurs, ces derniers
pouvant tout au plus mettre sur la voie et provoquer le désir d entrer
dans la quête. Mais celui qui vit sa propre vérité
agit de façon juste et devient, même sans le vouloir et parfois sans
le savoir, la source d'un rayonnement qui agit sur ceux qui l'approchent. (Note
du traducteur 9, p. 185) Dans Marie-Louise von Franz, L'Ombre et le mal dans
les contes de fées, La Fontaine de Pierre, 1980. Traduction de Francine
Saint René Taillandier.
La
chambre d'amour sera le verger de la tapisserie 7 où la sérénité
de la licorne est le résultat de l'Union mystique, la réalisation
de l'Un primordial, cette fusion d'où naît l'extase liée
à l'accès de l'Initié à la Connaissance du Tout. Le
héros - marcheur est devenu Dieu.
C'est
dans la septième tapisserie (le chiffre 7 symbolise la totalité
humaine et la perfection ; 7 est aussi le nombre de l'Androgyne hermétique
et du cycle accompli) que la sérénité complète est
atteinte.

Ainsi, le peintre aura signifié
le rôle de modèle de son héros ; sa présence au plus
près de nous sur les tapisseries souligne la haute valeur symbolique, personnelle
et sociale, de son comportement et de sa quête. La régénération
de l'individu et de la société ne peut s'accomplir qu'en redonnant
à la Féminité sa place centrale essentielle.
Dans
une lecture qui doit beaucoup à Carl Gustav Jung et que je voudrais tirer
vers René Girard, l'ombre a été définitivement
intégrée et son aspect négatif détruit, tant dans
les contenus de l'inconscient individuel que de l'inconscient collectif. La Féminité,
source vitale de régénération et porte d'accès à
la Connaissance du Tout, a retrouvé sa place. Le bouc émissaire
n'a plus raison d'être dans cette société humaine nouvelle.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Anima
|
Royauté
Un
beau matin, chez un peuple fort doux, un homme et une femme superbes criaient
sur la place publique. " Mes amis, je veux qu'elle soit reine ! " "
Je veux être reine ! " Elle riait et tremblait. Il parlait aux amis
de révélation, d'épreuve terminée. Ils se pâmaient
l'un contre l'autre. En effet ils furent rois toute une matinée où
les tentures carminées se relevèrent sur les maisons, et toute l'après-midi,
où ils s'avancèrent du côté des jardins de palmes.
Arthur
Rimbaud, Illuminations
|
Texte
Le pèlerinage de vie humaine :
http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/50/20/99/PDF/VieHumaine.pdf
http://expositions.bnf.fr/utopie/feuill/feuille6/dindex1.htm
Contient : 1° « Le Pellerinaige de la vie humaine » [par GUILLAUME DE DEGUILLEVILLE] ; 2° Petit Poëme sur la mort
BNF, Département des manuscrits, Français 1141, fol. 140v.
http://jessehurlbut.net/wp/mssart/?p=6781
"
Inspiré par le Roman de la Rose, Guillaume de Digulleville, cistercien
de Chaalis, reprend à son compte dans son Pèlerinage de vie humaine le thème littéraire du songe, qu'il développe en suivant
une veine allégorique chère au Moyen Age.
Guillaume
prétend avoir reçu la vision de la Jérusalem céleste,
et de ceux qui en obtiennent l'entrée. Ses treize mille vers narrent, avec
beaucoup de vie et parfois de réalisme, le cheminement du chrétien
partagé entre la séduction des vices et celle des vertus.
Voué
à un vif succès, comme bien des textes de dévotion en langue
vernaculaire, le texte connut une large diffusion tant manuscrite qu'imprimée,
et fut même l'objet de traductions et de versions en prose. "
Pèlerinage
de vie humaine, vers 5435-5438 : (paroles
de Raison) Jhesus,
li roy, si est la fin Où tendent tout bon pelerin. C'est la fin de
bon voiage Et de bon pelerinage. -------------------------------- La
Moralité de Bien Avisé et Mal Avisé (avec 59
personnages et environ 8000 octosyllabes, représentée pour la
première fois à Rennes en 1439, mais date peut-être de
la fin du 14è s.). Vers 1-32 (réplique de Bien Avisé) Le
philosophe nous actrait, [Aristote] En parlant par dilection, Que chascun
qui est imparfaict Doit entendre a sa perfection. Je ne voy proposition
Si naturelle a mon souhait ; Et en che faisant deduction, Je le te
moustreray de fait. Nous sçavons bien selon nature Que une chose
est tres parfaitte A qui humaine creature Doibt tendre, qui est imparfaitte. Car
nous voyons entierement Touttez chosez aller a declin, Et que tout naturellement Tousjours
tendons a nostre fin. Toudis sommes en mouvemens, II n'y faut ja mettre
grand-chose ; Regardez les quattre elemens De quoi nulluy ne se repose : L'air,
le feu, la mer et la terre Se meuvent et vont leur chemin. Chascun d'eux
queurt et va grant erre Tousjours en tendant a sa fin. Pour tant povons
veoir de fait, Quand telz chosez sont imparfaittes, Qu'il y a aulcun tres
parfait Qui toutez ches chosez a faittes ; C'est nostre sauveur Jhesucrist, [
] A
qui chascun de nous doibt tendre. |
Voici
un texte très important pour notre " lecture " de La Chasse.
Il évoque remarquablement la " pérégrination spirituelle
" que le renouveau de l'ars meditandi dans les années qui nous
intéressent a certainement divulgué chez notre artiste.
Anne-Elisabeth
Spica, " L'emblématique de dévotion, une héritière
indirecte des Pèlerinages spirituels allégoriques de Guillaume de
Diguleville ", pp 53-77. dans Guillaume de Diguleville. Les Pèlerinages
allégoriques, sous la direction de Frédéric DUVAL et
Fabienne POMEL, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection Interférences,
2008, 490 p. [On appelle du nom d'emblématique un ensemble manuscrit
ou imprimé composé selon le principe suivant : sur la page de gauche,
un titre, aussi appelé inscription ou motto, surmonte une gravure - ou
un dessin - dont les éléments visuels sont disposés de manière
à raconter la scène
]
"
Une formule réinventée
"
Le succès des Pèlerinages de Guillaume est lié à
sa qualité particulièrement plastique, susceptible de nombreuses
réactivations. Il en est une capitale : au tournant des XVIe et XVIIe siècles,
l'invention de Guillaume va se trouver combinée avec l'autre grand phénomène
en littérature médiévale de spiritualité, le renouveau
de l'ars meditandi.
"
Le modèle digullevillien
"
La spiritualité cistercienne est particulièrement familière
de l'expression de la vie en Dieu sous le forme métaphorique du voyage
militant, combattant, vers Dieu, inscrite dès le préambule à
la Règle de saint Benoît, comme elle est familière de l'idée,
très présente chez saint Bernard, que l'homme est en exil et en
pèlerinage sur terre et qu'il ne peut trouver sa pleine satisfaction que
dans son effort pour s'unir à Dieu.
L'originalité
de Guillaume de Digulleville est d'avoir le premier associé les expressions
évangéliques du bivium (Matthieu 7, 13) et de l'homo viator
(Hébreux 11), ainsi que ces grands traits de la spiritualité cistercienne,
à une fiction narrative qui fait se succéder les épisodes
d'un voyage allégorique destiné à faire entendre ce que doit
être la vie convertie en Dieu. En l'occurrence, une narration allégorique
dont les structures et les modalités - le songe, le bivium, les
interventions allégoriques, l'alternance description-commentaire explicatif...
- sont explicitement empruntées à un best-seller qui a fait ses
preuves auprès du public, le Roman de la rose cité à
l'incipit du Pèlerinage de vie humaine.
Guillaume
a configuré un genre, celui du pèlerinage spirituel, en particulier
le pèlerinage de la vie humaine indentifiable grâce aux structures
récurrentes listées par Siegfried Wenzel, auquel il a adjoint le
principe d'une illustration : Michael Camille a bien montré dans sa thèse
l'articulation voulue par le cistercien entre le texte et les images. "
"
Les inflexions de l'ars meditandi
"
La comparaison de la vie spirituelle avec un cheminement innerve aussi une autre
tradition, celle des modes de méditation tels que saint Bonaventure les
a redéfinis un siècle avant Guillaume, entre ascétique et
mystique, dans l'Itinerarium mentis in Deum et le De triplici Via.
[" Il est donc
nécessaire pour atteindre la paix, la vérité et la charité,
de s'élever comme par trois degrés selon la triple voie, la voie
purgative qui consiste dans l'éloignement du péché, la voie
illuminative qui consiste dans l'imitation du Christ, la voie unitive qui consiste
dans l'accueil de l'Époux. [
] chaque voie possède ses degrés
par lesquels en partant d'en-bas on parvient au sommet " (Saint Bonaventure,
La Triple voie, De triplici Via - composée après 1259.]
"
Certes, emprunter successivement les voies purgative, illuminative et unitive
ne relève en aucun cas du récit fictionnel, même si d'emblée
Bonaventure, et toute la tradition franciscaine avant et après lui, insiste
sur l'importance de l'imagination et de la représentation mentale dans
la configuration des étapes de la méditation - à ce titre,
les Méditationes de Vita Christi du Pseudo-Bonaventure ont un rôle
capital.
L'itinéraire
est celui d'une âme sur la voie de la conversion, qui se tourne d'abord
vers le " vestige " de Dieu dans la créature et le monde sensible,
puis en entrant en soi-même fait usage de ses puissances pour découvrir
l'action personnelle de Dieu recréant l'être surnaturel du méditant
; voilà qui conduit, dans un mouvement indissociable de l'imitation du
Christ, au face à face avec Dieu.
"
Le parallèle entre méditation et pérégrination
Francesca-Yvonne Caroutch, Le Mystère de La licorne, Dervy, 1997.
« L’alchimiste, célébrant le mariage du soufre et du mercure, parfait son androgynie intérieure. » (p. 196)
« La voie de la non-dualité, qui réconcilie les éléments adverses et transmute la guerre en amour, véhicule des traditions très anciennes. Elle passe par le « combat » familial d'Arjuna, dans la Bhagavad-Gita, la Voie du Milieu des bouddhistes, comme les disciplines intérieures des plus grands courants spirituels d'Orient et d'Occident.
La quête de l'androgynie spirituelle occupe une place
essentielle dans les écritures sacrées. Selon les textes
hébraïques, Adam-Kadmon, l'Adam céleste, est mâle du
côté droit et femelle du côté gauche. L’adepte, en alchimie, meurt allégoriquement pour renaître, en réunissant en lui
ces deux polarités. La base du Grand Œuvre consiste toujours à effectuer la conjonction du soufre et du mercure,
du soleil et de la lune, du masculin et du féminin ― Jung
nomme les complémentarités anima et animus. Les « noces chymiques » de l'enfant d'Hermès ne diffèrent
guère de celles du yogi accomplissant en lui les épousailles
du dieu et de la déesse, répondant à celles du Roi et de la
Reine de la tradition hermétique. Cette union secrète,
réalisée grâce à l'ascèse solitaire ou au couple prédestiné
permet de ne plus faire qu'un avec l'harmonie universelle,
la grande félicité cosmique. L’ego s'est désintégré dans le
grand Soi dilaté à l'infini. Ineffable expérience que ne peut
traduire aucun concept ― et encore moins le langage. » (p. 196-197)
Selon Francesca-Yvonne Caroutch, les membres de la Voarchadumia, société secrète d’alchimistes, à l’origine mi-byzantine, mi-vénitienne, « pensaient, bien avant Paracelse, que nul ne transmue jamais rien s’il ne s’est déjà transmuté lui-même, en réalisant son androgynie spirituelle (…) Certes, les Voarchadumiens œuvraient dans leurs laboratoires-oratoires, mais leurs enseignements, hautement spirituels, portaient également sur les techniques de transmutation intérieure, parfois proches des méthodes du bouddhisme tantrique ou du taoïsme, destinées à réaliser l’androgynie intérieure. » (p. 206)
" L'idée
que le chrétien a pour vocation une pérégrination spirituelle,
soit au moyen du combat spirituel, soit au moyen de la connaissance de la toute-puissance
de Dieu destinée à fortifier son âme, soit au moyen de l'imitation
du Christ, est au centre du renouveau spirituel engagé par les mystiques
rhénans d'un côté, par la Devotio moderna flamande
de l'autre. Sans doute ce renouveau est-il lié à la réorganisation
de l'intériorité, moins thomiste et appuyée sur les facultés
de l'âme, qu'augustinienne et néoplatonicienne, appuyée sur
les trois modes d'être de l'âme (anima, spiritus et mens),
hiérarchisés dans une progression vers Dieu : on songera par exemple
à leur énoncé chez Tauler sous la forme des trois hommes,
l'homo bestialis, spiritualis et deiformis.
"
Entre mystique et ascétique, la méditation méthodique, par
grades successifs, des fins dernières et de la vie du Christ telle que
la promeut la Devotio moderna, se rapproche du pèlerinage spirituel.
Ici encore, le rapprochement ne ressortit pas à la mise en fiction allégorique,
mais à l'articulation entre une progression spirituelle de l'âme
et l'identification des étapes qui y conduisent, elles-mêmes mises
en miroir de la pérégrination du Christ sur cette terre pour le
salut des hommes, qu'il convient d'imiter en conformant sa vie spirituelle à
ce double niveau d'étapes :
méditer, c'est franchir par l'ascèse de l'oraison mentale les étapes
successives de l'approfondissement de la vie en Dieu, c'est accomplir en esprit
le voyage qui conduit à l'union à Dieu :
méditer, c'est marcher sur les pas du Christ et l'imiter, de même
que conformer sa vie à celle du Christ, c'est s'engager en pèlerin
de Dieu sur cette terre.
Outre
la floraison massive d'exercices spirituels aux XIVe et XVe siècles, toute
une série de textes actualisent et systématisent la métaphore
de la pérégrination, en compagnie du Christ, comme image didactique
de la progression ascétique : des " best-sellers " comme l'Imitation
de Jésus-Christ composée dans les milieux de la Devotio moderna
au XVe siècle ou la Vita Christi du chartreux Ludolphe de Chartres.
A ces textes, s'ajoutent
au début du XVIe siècle les éditions de Johannes Tauler par
Pierre Canisius (1543), sur le point d'entrer chez les jésuites, et sa
traduction par Surius (1548) qui diffusent depuis la chartreuse de Cologne la
mystique du dominicain strasbourgeois appuyée elle aussi sur l'idée,
d'inspiration eckhartienne et néoplatonicienne, mais aussi bernardienne,
d'un triple itinéraire vers Dieu.
"
À l'aube du XVIe siècle, la méditation se comprend donc et
s'exerce sous les espèces d'un itinéraire spirituel. Elle "
a sa rhétorique propre, qui n'est pas celle de la persuasion ; fuyant la
discursivité au moyen de l'imprégnation, [sa] progression [relève]
non pas d'un raisonnement mais d'un itinéraire, épousant la complexité
de la vie. Elle ne tend pas à produire l'adhésion de l'intelligence,
mais la transformation de tout l'être ".
L'idée
que l'expression tout entière de la spiritualité a partie liée
avec la métaphore du voyage d'une vie est elle aussi de plus en plus prégnante,
en lien évident avec la topicité du pèlerinage spirituel
: avec la Devotio moderna se diffuse largement une littérature qui
met moins en scènes le dogme que l'expérience ascétique sous
la forme de l'autobiographie spirituelle qui évoque les errances, les déceptions
et les profits du pèlerinage sur terre, en plein essor à la fin
du Moyen Âge.
"
Le texte où se nouent ces différentes orientations est sans nul
doute les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola, le fondateur de la Compagnie
de Jésus.
"
Les Exercices spirituels d'Ignace de Loyola
"
Le gentilhomme basque, grièvement blessé à la bataille de
Pampelune en 1521, lut pendant sa très longue convalescence les traductions
castillanes des trois livres qui déterminèrent sa conversion, la
Vita Christi de Ludolphe de Saxe, la Flos sanctorum et l'Imitation
de Jésus dans la traduction castillane appelée Gerçonzito
; ces lectures nourrirent la composition des Exercices spirituels engagée
pendant la retraite à Manrèse entre 1522 et 1523.
Cet
ouvrage, dans lequel Ignace synthétise de manière extrêmement
condensée la pratique ascétique antérieure, est organisé
de manière à la fois à suivre l'itinéraire de la vie
du Christ et à proposer au méditant un combat spirituel la
fameuse méditation des deux étendards qui en fait métaphoriquement
un soldat du Christ, capable de s'engager dans l'Eglise militante.
De
même que la métaphore du pèlerinage sous-tend l'Autobiographie,
la comparaison avec le voyage du cheminement en Dieu sous-tend la deuxième
semaine des Exercices. Le méditant est invité à s'engager
simultanément dans un double pèlerinage au fil des quatre semaines
selon lesquelles Ignace organise la pratique ascétique :
le premier, sur le modèle de l'imitation de Jésus-Christ, le conduit
à intérioriser la vie du Fils de Dieu, de l'Incarnation à
la Passion ;
le second, sur le modèle de l'itinéraire d'une vie humaine, le conduit
du renoncement au péché en contemplant l'enfer (c'est la première
méditation de la première semaine), à l'union avec Dieu à
l'issue du combat spirituel mené contre les péchés et le
vice. "
Voilà
pourquoi le pèlerin de La Chasse
porte une épée.
Paracelse (1493-1541), contemporain de Jean Perréal, portait au côté une épée dont il ne se séparait jamais. Il la nommait son Azoth et son pommeau aurait contenu l’Émeraude des Sages ou Pierre d’Hermès ou encore Émeraude alchimique, tombée du ciel du front de Lucifer.
 |  |  | La
permanence comme un avènement de chaque instant. Eaux mêlées
du fleuve et de ton regard. Sable intime. Pèlerin du fleuve, penses-tu. Et
tu es homme, tel que tu te sais. Te manquent l'espace et la durée pour
façonner tes îles. Pour te sentir chez toi dans ta propre terre.
Dans ton propre lit.
Alain
Naud, La Maison du vent, éd. Rougerie, 1997
|
"
Ne sommes-nous pas tous en pèlerinage en ce pays où notre Sauveur
Jésus-Christ nous a précédés ? [
] Le grand Phébus
même, le dieu du soleil, ne traverse-t-il as, jour après jour, toute
l'étendue du vaste ciel ? Le cur de l'homme bat et palpite dans sa
poitrine de la première heure de sa vie à la dernière. [
]
Le marchand ambulant ne va-t-il pas, par terre et par mer, jusque dans les contrées
les plus lointaines pour vendre ses marchandises ? Mais combien plus précieuses
sont la connaissance et la science, qui sont marchandises de l'esprit. [
]
Et c'est pourquoi je conçus le dessein de faire comme le monde entier et
de partir en pèlerinage là où je découvrirais l'extraordinaire
Phénix (le lapis), ce qui serait pour moi plein d'intérêt,
d'agrément, digne et infiniment bénéfique."
Michel
Maier, Secreta
Chymiae, Die Geheimnisse der Alchemie, in : Museum Hermeticum, Francfort,
1678.
|
Il
faut insister sur le rôle ambivalent de la lance.
Maléfique, elle est signe de mort : elle perce la flanc de la licorne christique
en haut à gauche et fait couler l'eau et la sang dans la corne et elle
représente la croix portée par saint Louis en bas à gauche.
Bénéfique,
elle est instrument de rédemption et de connaissance en bas au centre quand
elle est portée par le pèlerin tout au long de son dangereux (caractère
qui explique l'épée portée au côté) parcours
initiatique (à comparer avec le cortège du Perceval). A son
retour en Occident, elle est cause de " miracles thérapeutiques ".
L'Initié, à son tour, lui aussi, est apte désormais à
initier, à " guérir " mieux que ne l'a fait Perceval auprès
du Roi Pêcheur " méhaigné " blessé par une
lance.
La
présence conjointe au centre de la tapisserie à la verticale du
pèlerin initié des colombes et des cygnes sont peut-être à
lire comme la présence du Saint-Esprit (la chapelle bleue serait la Sainte-Chapelle
parisienne) venant confirmer la Perfectio (la " Nature Parfaite ")
de notre pèlerin (Perréalin) et du cygne de la mort (qu'une
légende évoque et que Socrate aurait rappelée au moment de
mourir, selon le Phédon de Platon).
Dominique
Zahan (Sociétés d'initiation bambara, Mouton, 1960) relève
chez les Fôn l'inversion de l'utilisation des mains droite/gauche chez l'initié
: " la position du reclus (l'initié)... est inversée par rapport
à celle du profane ". Regardons bien : le pèlerin tient sa
lance de la main droite au début de son initiation sauf dans la sixième
tapisserie où elle passe en main gauche.
Ainsi,
ne peuvent en aucun cas être séparées dans nos lectures de
La Chasse " la Passion christique " et " l'Initiation "
que la lance et le graal incorporent en une même " quête ".
-
- - - - - - - - - - - - - -
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Le
pèlerin arrive au confluent de deux cours d'eau.
Celui
qu'il suit va recevoir les eaux d'un autre qui vient de sa gauche et que la licorne
traverse. Comme elle, le pèlerin va se trouver gêner dans sa marche
qui en devient périlleuse. Tous les deux, licorne et pèlerin
doivent affronter les morsures des chiens et des lances. Deux êtres "
maléfiques " leur barrent le passage et les menacent directement :
le chien à queue noire au point de confluence même et le chasseur
sur la passerelle de bois. Danger physique pour la licorne, danger psychique
pour le pèlerin qui peut être tenté par Lucifer. Parvenu
au bivium, à cette fourche patibulaire de son périple, le pèlerin
saura-t-il emprunter la bonne voie ? Celle " rectiligne " descendant
la rivière, jusqu'à " l'humanité " de la ville
habitée qui l'accueille.
Le
" choix d'Hercule " dont l'origine remonte au sophiste Prodicos de Céos
via les Mémorables de Xénophon (livre 2, chapitre I, paragraphes
21-34) entre Dame Vertu et Dame Volupté, est repris par le Y pythagorique,
symbole du choix entre deux voies. La voie de gauche, voie large et facile, conduit
aux vices, donc à la mort dans l'optique eschatologique d'Isidore de Séville.
Celle de droite, étroite et difficile, mène aux vertus, et donc
à la vie éternelle. A chacune et à chacun de choisir de quelle
manière user de ses cinq sens !

Mais
il a bien rencontré les trois sortes d'hommes : l'homo bestialis,
spiritualis et deiformis.
Il
a bien suivi les préceptes que Saint Bonaventure énonce dans La
Triple voie, De triplici Via - composée après 1259 : "
Il est donc nécessaire pour atteindre la paix, la vérité
et la charité, de s'élever comme par trois degrés selon la
triple voie,
la voie purgative qui consiste dans l'éloignement du péché,
la voie illuminative
qui consiste dans l'imitation du Christ,
la voie unitive qui consiste dans l'accueil de l'Époux. [
]
chaque voie possède
ses degrés par lesquels en partant d'en-bas on parvient au sommet ".
L'artiste,
tout à sa composition, a dû, suivant la Devotio moderna, "
méditer ", c'est-à-dire " marcher sur les pas du Christ
et l'imiter " ; de même, il a dû " conformer sa vie à
celle du Christ ", en s'engageant " en pèlerin de Dieu sur cette
terre ".
La Chasse
met bien en exergue " l'expérience ascétique sous la forme
de l'autobiographie spirituelle qui évoque les errances, les déceptions
et les profits du pèlerinage sur terre. "
La
Chasse paraît préfigurer Les Exercices spirituels
d'Ignace de Loyola et son double pèlerinage.
|